La liberté ou la vie ?

Nous avons écrit il y a quelques années, Christian Hoffmann et moi-même, un livre qui s’appelait Trauma dans la civilisation. Nous y avons montré à quel point la subjectivité contemporaine se trouvait affectée par le développement du terrorisme islamiste dans notre pays. Les récents événements (assassinat de Samuel Paty, assassinats de Nice) ne peuvent qu’accentuer ces effets.

Nous tentions aussi de montrer que l’impact du terrorisme était d’autant plus fort que la société était plus fragmentée, qu’elle laissait très peu de place à une unité républicaine, y compris concernant les points où un accord serait le plus nécessaire. C’est sans doute que demander cet accord, en appeler à l’unité, suscite assez couramment la crainte que ces appels en reviennent à favoriser une atteinte à la liberté de chacun. Les psychanalystes n’ont pas de raison particulière d’intervenir aujourd’hui sur la gestion de la crise sanitaire ni sur les dispositifs de soutien à l’économie. En revanche nous avons sans doute des instruments d’analyse qui nous permettent de questionner le dilemme fondamental que rencontrent tous nos concitoyens (et nous ne nous excluons pas de leur nombre).

Chacun reconnaîtra que la question de la liberté ne peut pas être posée dans l’absolu, parce que l’idée d’une liberté absolue, précisément, ne veut rien dire. Pour permettre l’existence sociale nous acceptons toujours quelques contraintes et c’est la limitation de ces contraintes que nous ressentons comme libératrice. Nous sommes donc toujours confrontés au choix de ce que nous acceptons ou non de perdre. Dans la gestion de la Codid-19 se sont opposés, pour simplifier, ceux qui estimaient que l’exécutif faisait les bons choix, et ceux qui estimaient que la facture sociale ou politique était trop lourde : cela va de ceux qui manifestaient contre le confinement à ceux qui affirmaient que les prérogatives du parlement étaient mises à mal, et qui ne cessaient de relancer des polémiques. Relevons cependant que ces deux points de vue peuvent coexister (de façon conflictuelle) dans la subjectivité de chacun.

Or s’il s’agit ici de ce que l’individu peut ou non accepter de perdre, on peut se référer à un montage théorico-métaphorique de Lacan qui est fort éclairant. On distingue habituellement, en bonne logique, le « ou » exclusif (l’un ou l’autre, on ne peut pas avoir les deux à la fois) et le « ou » inclusif (cela peut-être ceci ou cela mais il se peut aussi que les deux soient possibles en même temps). Lacan y ajoute un troisième « ou », celui de « l’aliénation », qui a pour modèle le choix que laisse le bandit rencontré au coin d’une route : « la bourse ou la vie ».

Dans cet exemple on voit bien que le choix est très particulier : si je choisis la vie ce sera une vie amputée de la bourse. Mais si je choisis la bourse, je perds tout. C’est sans doute l’aliénation fondamentale de l’être humain. Il y a des pertes que l’homme ne peut jamais éviter si du moins il veut rester homme ou simplement conserver sa vie, ne pas se satisfaire d’une jouissance qui peut toujours virer à l’autodestruction.

On peut se demander si les citoyens des pays démocratiques ne devraient pas accepter de distinguer entre les libertés fondamentales, politiques notamment, et le champ de certains intérêts vitaux qui nécessitent une tout autre position subjective, celle qui prendrait vraiment en compte l’impossibilité d’éviter toute perte. Si nous ne faisons pas cette distinction, nous serons incapables de proposer une troisième voie, entre celle des dictatures qui font la preuve de leur efficacité dans le contexte sanitaire (mais à quel prix ?), et des appels à la liberté qui compromettent notre existence elle-même.


Roland Chemama