Le pire n'est jamais certain

L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis va avoir des conséquences géopolitiques essentielles, dont la plupart des Européens se réjouiront avec les Démocrates américains. Mais il faut sans doute commencer par parler de ce qu’elle nous a évité, le renforcement du populisme international, à travers ce qu’aurait constitué la réélection de Trump.

La montée des populismes dans les pays démocratiques durant les quinze dernières années a certainement des causes objectives, et un philosophe de la politique comme Ernesto Laclau a bien montré que le refus de prendre ces causes en compte était d’une certaine façon un refus de voir ce qu’il en était de la politique elle-même. On peut en effet tourner en dérision le simplisme des discours populistes, mais on ne peut pas nier qu’ils font jouer un des ressorts principaux de la politique, l’usage de mots d’ordre qui, du fait même de leur imprécision, peuvent rassembler des couches larges et diverses de la population.

Au delà de cela les psychanalystes peuvent s’accorder avec les politologues et autres spécialistes des sciences sociales pour voir dans la précarité économique de groupes déclassés, ainsi que dans la décomposition du tissu social, l’origine principale du développement du populisme. On ajoute volontiers que cette situation s’accompagne alors facilement d’un renforcement de ce que Freud a décrit comme psychologie des foules, la promotion d’un chef absolu, auquel chaque membre de la foule peut s’identifier, ce qui permet en même temps une identification entre eux des membres de la foule.

Mais sur quel substrat psychologique peut s’appuyer le besoin collectif d’en appeler à un chef ? C’est sur ce point que nous pouvons sans doute nous référer à une dimension que nous rencontrons bien souvent dans les psychanalyses individuelles, l’état de détresse, qui trouve son origine dans la totale dépendance de l’enfant par rapport à sa mère. Celle-ci le voue à ne cesser, parfois sa vie durant, d’en appeler à un Autre secourable, qui peut aussi bien être alors paternel, dans une position assurément infantilisante.

Quand les premiers résultats de l’élection, apparemment favorables à Trump, sont sortis, on aurait pu facilement se laisser glisser dans un découragement radical. Que l’homme se montre fragile dans de telles circonstances ! Comment espérer qu’il puisse se sortir de cette aliénation ? C’est là un point de vue pessimiste qui rencontre celui de Freud sur la religion. Relevant que « l’homme simple » a besoin d’incarner la providence « sous la figure d’un père (…) magnifié » il ajoute que « tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité que, pour tout ami sincère de l’humanité il devient douloureux de penser que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au-dessus de cette conception de l’existence ».

On se demande parfois si la psychanalyse est fondamentalement pessimiste, en tant qu’elle met en relief les forces régressives qui nous déterminent ; ou optimiste, en tant qu’elle propose une méthode pour y résister. En réalité ce qu’elle dit peut s’illustrer de la boutade bien connue : le pire n’est jamais certain. C’est là partir du pire, parce que c’est bien lui que nous voyons triompher le plus souvent dans le monde humain ; partir du pire, et non d’une représentation utopique de l’homme. Mais une fois reconnu tout ce qui nous entraînerait à cette vision pessimiste, on peut maintenir quand même – c’est un choix éthique – la possibilité d’y échapper.

Roland Chemama