Sommes-nous encore universalistes ?

Ceux d’entre nous qui ont soutenu, depuis plusieurs décennies, le mouvement de libération des femmes, qui ont dénoncé les discriminations dont les homosexuels ont été victimes, qui ont perçu la persistance, dans nos sociétés démocratiques, d’un racisme plus ou moins apparent et qui s’y sont opposés, n’auraient pas imaginé que leur façon de penser pourrait un jour être dénoncée comme réactionnaire.

Ce sont là deux ou trois des « questions de société » qui sont au centre des conflits idéologiques actuels. Il y en a d’autres. Mais concernant celles-ci particulièrement on se trouve en face d’un changement de paradigme qui a pu désarçonner nombre d’entre nous. Ils avaient longtemps pensé que la meilleure des réponses aux discriminations (la seule valable, en fait) devait être universaliste. Si les noirs, les femmes, les homosexuels ou les transgenres ne devaient pas être victimes de discriminations, n’est-ce pas parce que tout homme, toute femme a droit, en tant qu’être humain, au même respect et à la même protection que n’importe quel autre ?

Il est vrai qu’Ernesto Laclau a pu dire, sans doute avec juste raison, que les luttes sociales, depuis déjà plusieurs décennies, n’étaient plus organisées par un désir d’émancipation, mais par la défense des particularismes. Est-ce pour cela que ce n’est plus la position universaliste qui occupe à présent le terrain des luttes contre les discriminations ? Un certain nombre de mouvements, invoquant le fait que certains groupes ont été trop longtemps persécutés, estiment qu’il est temps de leur rendre la parole, non pas en tant que membres de l’espèce humaine, mais dans leur statut de « racisés » ou plus généralement d’ostracisés. Certains soutiennent ainsi, par exemple, qu’il n’est pas illégitime d’organiser des réunions réservées aux non-blancs.

Il faut bien dire alors que ce type de positions s’accompagne souvent d’une certaine violence, au moins verbale. Le pire étant que certains groupes, ou certains individus, refusent tout débat sur des questions de ce genre. Ils estiment qu’ils n’ont rien à dire à ceux qu’ils considèrent comme des ennemis.

Je m’étonnais devant un ami de cette dérive, qui tendrait à installer dans notre monde l’obligation d’être toujours « politiquement corrects ». Il me rétorqua que le vingtième siècle avait déjà connu des phénomènes équivalents, et que dans les années 1970 il n’était guère possible de prendre la parole à l’université de Vincennes si l’on ne se présentait pas comme « marxiste ».

Cet ami avait raison, à un détail près. C’est que cette obligation était alors orientée par un projet qui pouvait sembler plus émancipateur que les discours identitaires contemporains, parce qu’il était ouvert à tous. Les discours contemporains, où l’on voit plutôt du ressentiment que de l’espoir, ne font-ils pas plutôt penser penser à ce que Spinoza désignait comme des « passions tristes » ? Le ressentiment n’est jamais très prometteur, ni au niveau subjectif, ni au niveau collectif.

Roland Chemama