Par Christian Hoffmann.
A
partir de la philosophie de Spinoza d’un désir productif du corps, nous
rencontrerons la théorie de Lacan sur le désir et la jouissance pour interroger
ce qu’est la vie, et réfléchir aux conditions sociales d’une vie
viable en pandémie (J. Butler), avec l’idée en perspective de ce que
pourrait être le nouvel humanisme de demain.
Le
retour du vivant dans le corps social
La pandémie a levé notre refoulement du
vivant par sa violence léthale et le confinement traumatique de notre être.
Serions-nous devenus utilitaristes dans cet oubli de notre être
pour protéger le vivant au-delà de l'élan vital qui fait l'humain ?
Pour répondre à cette question, il faut d'abord éclairer ce qu'est un corps.
Que
peut un corps ?
Cette
question de Spinoza est de la plus grande actualité aujourd'hui dans notre
monde post-moderne où un « vivant » peut exister et détruire notre
humanisme [1] vital au-delà ou en-deçà de la science
moderne, qui depuis Descartes supposait un « Je pense » à l'existence [2].
La science contemporaine a
déjà remarqué ce phénomène d'autodestruction du corps dans les maladies
auto-immunes pathologiques, où la psyché n'est pas en reste dans la causalité.
Lacan en a fait à son époque la remarque en évoquant le corps pulsionnel et
« le maintien d'une homéostase » [3] par
la capture de l'excès pulsionnel, ce qui montre que la pulsion est
potentiellement toujours une pulsion de mort.
L’histoire de la philosophie
nous apprend que pour Hegel on ne peut pas philosopher sans avoir lu Spinoza.
L'Œuvre majeure de Spinoza est l'Ethique, publiée en 1677. Ce livre
comporte cinq parties, la première traite De Dieu, la seconde De
l'origine et de la nature de l'esprit, la troisième De l'origine et de
la nature des sentiments, la quatrième De la servitude humaine et la
dernière De la liberté humaine.
Dans
la partie III [4], Spinoza lance une critique virulente contre l'idée
de « libre-arbitre » (c'est-à-dire, la faculté qu'aurait l'être de
se déterminer librement, par sa propre volonté). Les hommes se croient
libres parce qu'ils pensent que c'est leur esprit qui commande au corps par
l'usage de la force de la volonté. Mais, que savons-nous de la liberté de la
volonté ? La servitude volontaire [5], écrite par Etienne de La Boétie en 1548, deux siècles auparavant, avait déjà remis en
question cette liberté.
Autrement dit, comme le dirait
Héraclite, un pré-socratique, qui de l'esprit ou du corps dirige l'acte humain?
Remarquons que le moyen de ce pouvoir est attribué classiquement à la seule
volonté, ce qui concerne la pensée, mais est-ce que sa puissance englobe le corps
dans son ensemble ? L'argument de Spinoza met justement le doigt sur ce
point, à savoir que cette conception de la liberté de la volonté néglige
complètement la réalité objective de la puissance du corps et de la
force des passions. Par conséquent, le libre-arbitre n'est peut-être
qu'une « illusion ».
Il
faut alors répondre à la question de la puissance d'un corps. Pour
Spinoza, « Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que
peut le corps (…) en tant que seulement corporel ». Autrement dit, il
se demande si la nature corporelle peut être la cause d'une action, au
même titre que l'esprit ? Par conséquent, on ne peut rien affirmer de
l'action de l'esprit sur le corps, sans avoir au préalable répondu à cette
question de « ce que peut le corps ». Un des arguments de Spinoza est
celui du somnambulisme, où le corps se déplace sans qu' un
« pilote », comme dirait Descartes, le gouverne. Même si Spinoza
ignore l'idée de l'existence d'une pensée inconsciente, ce qui a fait l'objet
de la découverte de Freud, il n'en reste pas moins, pour ce qui nous intéresse
ici, à savoir que le corps peut entraver ou stimuler l'esprit, par sa propre
nature.
La
psychanalyse, depuis L'interprétation des rêves [6] de Freud, vient confirmer l'hypothèse de
Spinoza que l'esprit et le corps ne sont pas deux réalités
indépendantes. Freud démontre effectivement que le rêve est le gardien du
sommeil contre les excitations du corps, qui demandent à se satisfaire jusqu'à
prendre le risque de réveiller le dormeur. De même, l'art démontre également
que le corps participe aux événements créatifs de l'esprit. Reste à savoir d'où
vient cette puissance du corps. L'expérience humaine montre que l'être
humain ne sait pas tenir sa langue, tout comme il ne peut pas gouverner ses
désirs et qu'il est toujours au bord de se laisser déborder par ses affects. On
peut alors se poser la question kantienne : Que dois-je faire ?
La réponse de Spinoza est conforme à sa thèse
sur l'essence de l'homme qui est son désir, à savoir qu'il peut selon sa
nature, affirmer son désir et agir selon son désir. Cette critique de la
puissance de la seule volonté, qui devient le désir par l’union de l’esprit et
du corps, accorde l'être humain avec les lois de la nature, ce qui fait son réel.
L'éthique
de la psychanalyse de Lacan est spinoziste, il se réfère constamment à sa
théorie du désir comme étant l'essence de l'homme, dont il fait l'objet de
l'éthique du sujet.
Lacan
a développé une théorie du désir [7] comme manque-à-être avec un inconscient
structuré comme un langage. Ce n'est que dans le dernier virage de sa théorie,
lorsqu'il oriente la psychanalyse vers le symptôme/sinthome, en 1975 à partir
de sa conférence sur Joyce le symptôme [8], qu'il va interroger le mystère du corps
parlant [9].
Dès
1974, dans Télévision [10], il répond à la critique qui lui est faite sur
l’absence de l’affect dans son enseignement, en rappelant qu'il en a parlé à
propos de l'angoisse, dans son séminaire en 1962 [11]. Concernant les passions de l'âme chez Saint
Thomas et les passions du corps chez Platon, Spinoza y aurait également sa
place avec les passions joyeuses ou tristes, Lacan indique, que pour les
aborder ; il faut « en passer par ce corps » [12] en tant qu'il est affecté par la
structure de lalangue [13]. Cette écriture de la langue en un seul mot
est une façon de faire entendre sa sonorité au-delà du sens [14].
Lacan aborde alors la tristesse
en indiquant que la dépression n 'est pas un état d'âme, il se réfère à
Spinoza pour en faire une « faute morale, une lâcheté morale » par
rapport à l'inconscient. Ce qui n'est pas sans rappeler son adage éthique
: « ne pas céder sur son désir », on voit ici que le sujet qui a cédé
sur son désir, le paye du prix de la culpabilité. Freud répondait déjà à la fin
de L'interprétation des rêves [15] à la question sur la valeur pratique de la
psychanalyse pour la connaissance, en indiquant que la psychanalyse sert à
tirer au clair son inconscient, qui est un savoir, notre « meilleur
savoir », disait-il.
Par conséquent, notre
responsabilité (le terme est dans le texte de Freud), éthique est de nous
orienter avec ce savoir dans le champ des connaissances. Si cette lâcheté est
rejetée par l'inconscient, alors elle fera retour dans le réel sous la forme
maniaque, dont on peut craindre qu'elle puisse être mortelle. Ce qui nous
montre que l'inconscient et le réel ne se superposent pas . Il y a un
réel, un signifiant peut s'y loger au titre d'un symptôme, et c’est à cette
condition que quelque chose de ce réel peut être pris en compte par
l'inconscient.
A
l'opposé de la tristesse, Lacan situe le gay savoir (les jouissances du
corps et de la parole). La jouissance du déchiffrage d’une énigme peut aller
jusqu'à la béatitude (le bonheur parfait). Ce que Dante montre dans sa Divine
comédie à travers la béatitude qui se réduit au regard de Béatrice, il ne
peut rien avoir d'autre d'elle, l'Autre jouissance est à la charge de Dieu.
Ce non-rapport fait
surgir le mythe platonicien de l'UN, comme victoire de l'Eros sur Thanatos, en
pensant que le principe de la vie tend vers l'Union de deux corps en Un, ce que
personne n'a jamais vu. Lacan passe ainsi à la question de la pulsion
qui ne tire sa jouissance que de ce qui fait bord au niveau
corporel : la bouche, l'anus, les yeux et les oreilles.
Il
indique une chose importante qui est que la fameuse désunion des pulsions, qui
peut déclencher l'autodestruction du corps (Thanatos), ce qui ne se produit que
si le sexe (Eros) est insuffisant à construire un couple
« partenaire ». Qu'est-ce qu'un couple
« partenaire » ? C'est un couple qui arrive à s'unir sous la
bannière de la jouissance phallique (Lacan parle de pulsion phallique
dans son séminaire de 1974 RSI). Il faut se rappeler que la jouissance
phallique est celle du discours amoureux (Cf. R. Barthes, Le discours
amoureux [16]).
L'année
suivante, en 1975, dans son séminaire sur Joyce ou sur le Sinthome,
Lacan évoque à deux reprises le corps. Remarquons d'abord que le sinthome
est un événement de corps et par conséquent de jouissance, qui se
distingue du symptôme comme métaphore d'un inconscient structuré comme
un langage.
Lacan
introduit le corps dans ce séminaire, dans la Leçon I, par le biais de
l'interprétation, donc de l'analyse thérapeutique, dont l'objectif est la
guérison du symptôme. Ce qui veut dire que le corps dans la psychanalyse
sollicite d'emblée le symbolique. On ne peut interpréter que là où il y a une
équivoque, un double sens, dans le discours du patient, mais l'effet ne se
contente pas de clarifier notre rapport au symbolique, l'interprétation a un
effet de réel, en tant qu'elle fait résonner quelque chose du signifiant, de la
parole, dans le corps. Le symptôme n'est pas qu'une métaphore du refoulement à
déchiffrer, il produit des phénomènes corporels, ce qui montre que le symptôme
est un signifiant dans le réel. Mais pour obtenir ces effets de réel, il faut
que le corps y soit sensible. Avec Lacan, il ne s'agit non seulement que
le sujet analysant témoigne, comme du temps de Freud d'une sensibilité à la
langue, mais que le corps y soit aussi sensible.
En
principe le corps a cette sensibilité au discours, parce qu'il a des trous, le
plus important c'est l'oreille, en tant qu'on ne peut pas la fermer.
C'est ainsi que la voix résonne dans le corps, en le faisant vibrer. C'est,
comme nous allons le voir, ce qu'on appelle la pulsion, en tant qu'elle
est l'écho du dire dans le corps. Le regard a son importance, vu que le
sujet se présente comme il est foutu, avec son corps. C'est là qu'on comprend
que le corps c'est l'imaginaire chez Lacan, c'est tout ce qui tourne autour de
l'image, sans oublier la forme. Depuis Le Timée [17] de Platon, on se pose la question de la
construction de la forme, de la limite, à partir du chaos. Lacan y a répondu
par son Stade du miroir, comme formateur du Je [18].
Sans développer plus ce registre de l'imaginaire du corps, nous pouvons retenir
que pour Lacan, le corps est sensible au symbole et il a une image
avec une forme trouée, comme un pot. Il reste à conclure avec le réel [19], qui fait tenir ces registres du corps
ensemble. Le réel est ce qui nous faire dire que « ça tient ».
Lacan
poursuit cette interrogation dans sa conclusion du séminaire, leçon X.
Il revient sur les pulsions, en tant qu'elles relèvent du rapport au corps, et
il précise que ce rapport au corps n'est pas un rapport simple chez aucun
sujet. Si on se souvient de son séminaire sur Les psychoses [20], où
il développe une clinique du rapport du sujet au langage, on a
maintenant une autre clinique, qu'on peut déjà appeler contemporaine, du rapport
du sujet au corps.
Lacan met en rapport les trous
du corps avec les « trous abstraits » [21] de l’énonciation de la parole. Ce qui
correspond pour M. Safouan à l'identification du sujet de l'énonciation avec
l'objet a (l'objet de la pulsion) [22]. Ce que le discours de l'obsessionnel nous
fait entendre tout au long de son analyse par la métaphore anale comme
métaphore du sujet, ceci à travers ses plaintes répétitives de maltraitance.
Dans le film Quai des brumes, lorsque Jean Gabin dit à Michèle Morgan
sur le canal St Martin, face à l'Hôtel du Nord : « T'as de beaux
yeux », il reçoit de l'Autre son message sous une forme inversée :
« Embrasse-moi ». Bref, comme le disait Spinoza : « Tu veux
connaître ce qu’est l’esprit, regarde ton corps ».
Lacan
prend l'exemple, devenu célèbre, de la raclée de Joyce, qu'il raconte dans son
livre Portrait de l'artiste en jeune homme [23]. Adolescent, il s'est fait battre par ses
camarades et il s'étonne de sa passivité, de l'absence d'affects et notamment
d'agressivité, ce à quoi il répond que
tout s'est évacué « comme une pelure ». La métaphore de son
rapport au corps est celui de « la pelure d'un fruit », qui peut
se détacher et tomber en entraînant tous les affects. On peut comprendre ainsi
que le corps c'est d’abord l'imaginaire et que l'image du corps ne peut pas à
elle seule tenir le corps ensemble.
Bref,
le rapport au corps est imparfait chez tous les sujets, personne ne sait ce qui
se passe dans son corps. On revient ainsi à la question de Spinoza :
« Qu'est-ce qu'un corps ? ». Lacan précise que cette ignorance
n'a rien à faire avec l'inconscient [24], ce qu'on sait ne peut venir que du
signifiant. Il nous faut alors envisager une ontologie du corps.
L'être humain trouve son élan vital en devenant un « Parlêtre »
( le terme est de Lacan), par le fait
d'être né d'un être de chair qui l'a désiré, ce qui le situe dans le langage
d'une façon qui lui est singulière par le réel de sa « rature » (J.
Derrida [25] parle
de la frappe que l’être reçoit de l’Autre).
Le
parlêtre a un corps, il ne l'est pas, ce corps devient un corps
pulsionnel par cette « frappe » symbolique, qui rend possible la
construction pulsionnelle à partir des orifices du corps, qui participent aux
fonctions physiologiques du corps en assurant son homéostasie. On voit ainsi
que les pulsions recouvrent les fonctions physiologiques du corps. Ce qui nous
permet de distinguer un corps symbolique, un corps imaginaire et un corps réel
(vivant).
Le
rapport de l'être à son corps étranger et affecté par le réel pulsionnel, nous
introduit à la dimension de la jouissance, en tant qu'un corps se jouit (J.
Lacan, G. Deleuze [26]).
Le
philosophe Paul Ricoeur [27] a montré que la fiction, c’est-à-dire l’histoire,
contribue à faire de la vie biologique une vie humaine. Judith
Butler [28] interroge les conditions sociales d’une vie
viable – surtout quand ces conditions font défaut, comme aujourd’hui avec
la pandémie de la covid-19.
Avant de poursuivre il est
nécessaire de définir ce qu'est la vie.
Un disciple de Confucius interrogeait le maître sur ce qu'est la mort. Ce à
quoi il a répondu, « pourquoi tu veux savoir ce qu'est la mort, alors que tu
ne sais même pas ce qu'est la vie ».
On
cite le plus souvent, encore aujourd’hui, Bichat, un grand médecin du début du
19ème siècle, sur cette question de ce qu'est la vie : « La vie est
l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Pour comprendre quelque
chose à l'enjeu actuel entre la médecine et la psychanalyse, il faut suivre
la conception freudienne d'un corps pulsionnel en constatant que les pulsions
organisent le corps anatomique en corps érotique en s'articulant aux grandes
fonctions physiologiques du corps.
On ne peut
qu’être d’accord avec J. Butler [29] qui
parle de l’ontologie sociale, langagière et désirante du corps, ce qui
donne à la
covid-19 la dimension d’« un fait social total » [30] qui mobilise les dimensions,
sanitaires, économiques, sociales et politiques. Notre propos est d’y ajouter
la découverte freudienne de l'existence d'une pulsion de mort à côté
de la pulsion de vie (l'élan vital [31]). Mais qu’est-ce que la vie pour
la psychanalyse ? Je cite Freud à la fin de sa vie en 1937, dans son
texte L'analyse avec fin et sans fin :
« (…) seule l'action conjuguée et antinomique des pulsions originaires, Eros et pulsion de
mort, explique la bigarrure des manifestations de la vie, aucune de ses
pulsions n'intervenant jamais seule » [32].
Le corps se heurte
invariablement au monde du dehors. Il se pose ainsi la question aujourd’hui de
la viabilité de ce monde. On voit ici que le déplacement de la question
ontologique, il ne suffit plus de philosopher sur notre être dans le monde,
mais bien de se poser la question, comme le dit J. Butler, des « conditions
sociales d’une vie viable dans notre monde ». La psychanalyse peut
éclairer le politique sur comment une société humaine est possible, pour
Freud il n’y a pas de psychologie individuelle sans psychologie collective.
Biolégitimité et biopouvoir
Comme le Docteur Rieux dans La peste de
Camus [33], nous sentons aujourd’hui naître en nous ce
léger « écœurement devant l'avenir qu'on appelle inquiétude. Cet
avenir qu'on appelle inquiétude nous plonge, privés de la lumière de Dieu, dans
les ténèbres de la peste, et pour longtemps, nous en resterons les
prisonniers ».
Il se pose ainsi à nous la question de
comment penser une pandémie qui supprime l'avenir et restreint nos
libertés ?
Nous
pouvons engager le débat directement, nous n'en sommes plus au début de la
Covid-19, beaucoup de choses ont déjà été dites, alors que dire de
cette épidémie qui fait le réel de la politique. L’anthropologue et médecin
D. Fassin parle d’un moment historique qu’il qualifie de « biolégitimité »
où « le simple fait de vivre » est devenu le Bien suprême (ce que
disait déjà W. Benjamin). Effectivement,
encore une fois, nous voyons que le vitalisme et le politique ne peuvent pas se
dissocier. Ce mal redoublerait, selon le philosophe F. Worms [34], sans la
démocratie qui est selon lui, le meilleur remède contre l'épidémie.
Le
philosophe Jean-Luc Nancy est très clair sur ce point, dans son livre, Un
trop humain virus. Pour lui, le terme de biopolitique est obsolète
dans cette nouvelle réalité, du fait que non seulement la politique, mais la
vie elle-même nous défient. Joel Birman, psychanalyste à Rio, a eu la bonne
idée au début de la pandémie de nous éclairer à partir du choix forcé de
Lacan, qu'il a exposé dans le séminaire XI, sur le choix entre la
bourse ou la vie. Mais aujourd'hui en Europe, comme le dit J.-L. Nancy,
avec les nouvelles vagues de la Covid-19, nous risquons d'être perdant
simultanément dans les deux registres : vital et politique. Il
énonce que :
« La pandémie de la
Covid-19 n'est que le symptôme d'une maladie plus grave, qui atteint
l'humanité dans sa respiration essentielle, dans sa capacité à parler et à
penser au-delà de l'information et du calcul ».
Il
est possible que le symptôme rende nécessaire d'agir sur la pathologie
profonde et qu'on doive se mettre en quête d'un vaccin contre la réussite et
la domination de l'autodestruction. Il est possible aussi qu'à ce symptôme
en succèdent d'autres jusqu'à l'inflammation et l'excitation des organes
vitaux. Cela signifierait que la vie humaine comme toute vie, touche à sa fin [35] ». Bref, on ne peut pas continuer avec cet
humanisme. Mais alors que pourrait-être l’esprit d’un monde nouveau ?
Symptôme
dans l’ontologie de l’individualisme
On
relit alors le malaise freudien dans la civilisation, qui faisait la
liste des obstacles de la civilisation à l'accès au bonheur. Mais la différence
avec une pandémie est grande, comme l'analyse J.-L. Nancy, en rendant obsolète
le concept de biopolitique. Aujourd'hui, avec le retour du vivant sur la
scène mondiale, plus que jamais respirer, c'est exister, ce réel de
l'existence de la civilisation est en voie d'extermination, nous sommes au-delà
de la célébration du souffle [36], comme a pu l'écrire encore le poète Paul
Celan, après la barbarie nazie. La pandémie a coupé le souffle à l'individu
et à la mondialisation. La respiration est désormais symptomatique d'une
civilisation qui délivre un air qui peut mettre en péril l'existence même de la
vie de l'humain. Je suis tout à fait en accord avec F. Worms, qui a bien
remarqué dans sa Préface de 2020 de son livre sur Les maladies
chroniques de la démocratie [37] :
« Ainsi, bien loin de
renforcer d'abord l'unité réelle, celle qui surmonte nos divisions, le risque
vital global va renforcer l'unité guerrière [38] ».
Comment
interpréter le réel de cette pandémie ? Et quelles sont déjà les
interprétations qu'elle véhicule ? Je me souviens d'une discussion de
Lacan avec un jeune philosophe hégelien sur le réel du réel. Lacan s'opposait
fortement à cette idée, dans le sens où l'humain n'a pas une appréhension
directe du Réel. Ça passe toujours par l'Imaginaire et le Symbolique. C'est
pour cela, que le symptôme nous permet d’identifier ce qui se passe dans
le réel, et ceci depuis Marx.
La
Covid-19 est un réel qui attaque le corps en mettant l'humain en péril, sans
que ce virus tueur ne soit visible en dehors de ses effets sur le corps et ses
défenses immunitaires. Le corps constitue l'Imaginaire du sujet et c'est à
partir de cet Imaginaire qui englobe le moi, qu'il supporte plus ou moins bien
les symptômes du virus, tout en ne sachant rien de son corps [39] ni du virus invisible et muet. Ce non-savoir
sur le corps n'a rien à voir avec l'inconscient, nous dit Lacan dans son
séminaire RSI [40].
Il y a des situations dans la
vie où il n'y a rien à attendre de l'inconscient pour trouver une représentation du corps ou du monde. Son appréhension par le symbolique se
heurte à l’inconnu, et il dépasse ainsi toutes les bornes d’une possible
maîtrise. Bref, c'est un réel du fait qu'il est impossible à cerner par le
Symbolique et l’Imaginaire, c'est-à-dire par le savoir et la représentation.
C'est ainsi qu'il met les gouvernances d'Etats et les politiques sanitaires
mondiales en danger par sa non-maîtrise, les médias disent que le virus est
« hors contrôle », ce qui nous rappelle ce verdict de Freud sur
l'impossible gouvernance [41] des individus. Il se pose ainsi à nous la
question politique de ce symptôme, en tant que ce réel du virus met en échec
les politiques des Etats, non seulement sur le plan sanitaire.
On
peut toujours essayer de trouver la métaphore de notre époque. Le poète
Michel Deguy a fait un très beau poème qu'il a appelé Coronation : « La
mondialisation a fait connaissance avec la pandémie, et ils ne se quitteront
plus... » [42]. Et le poète chinois, ami de Lacan,
François Cheng écrit à propos du confinement : « Il n'y a peut-être
rien à expliquer. Il y a la vie qui est là, miraculeusement là, à recevoir
comme un don inouï. Chacun dans sa chambre, à sa manière unique, peut et doit
se tenir prêt à accueillir le rayon de vie, qui se donne là, comme un ange
annonciateur, comme un hôte d'honneur » [43]. Ce travail de la métaphore est sublime pour
appréhender ce réel, qui lui échappe néanmoins. La Covid-19 et la pandémie est
un fait social et politique global qui reste à déchiffrer.
Nous avons vu précédemment que ce virus
tueur peut produire le retournement de l'immunité vitale du corps contre sa
propre vie. Il s'agit par conséquent de symptômes qui détruisent le corps de
façon chaque fois singulière.
On
pourrait dire que ce réel viral, ingouvernable par les humains, se
jouit du vitalisme de façon singulière et silencieuse, ce qui rend son
accès par le savoir impossible. C'est pour cela que nous pouvons mobiliser le
concept de Sinthome [44] forgé par Lacan, il témoigne des limites de la
jouissance phallique classique, qui est celle du sens et de la parole qu’on
retrouve dans le symptôme. Ici, pas de parole, donc pas de sens. Le Sinthome
est un savoir y faire avec un « évènement de corps » [45] dont la jouissance ek-siste, en tant
qu’elle est en-dehors de l’inconscient.
Que faire ?
La
jouissance s'est invitée en politique, avec le triomphe de l'individu sur la
société [46].
Cette pandémie est le réel de la
politique, ne serait-ce que du fait que la politique doit protéger l'individu
de ce réel viral pour maintenir le vitalisme de la République. C'est là que le
réel viral crée par l’incertitude liée à l’inconnu de cette pandémie un nouveau
Réel qui se traduit par le fait que la gouvernance sanitaire et politique de
cette épidémie se heurte à un impossible.
Nous pouvons ainsi parler du Sinthome [47] dans la mondialisation. C'est tout à fait autre chose
qu'un malaise dans la civilisation, dont l'objet est le bonheur de l'un, pas
sans celui de l'autre. Avec le Sinthome, nous sommes dans une jouissance
individuelle, silencieuse et destructrice, qui réveille la pulsion de mort.
Il
reste alors la solution qui nécessite de penser la responsabilité éthique
à partir d'une pensée complète du vivant, c'est-à-dire qu'il faut penser
sur la longue durée un nouvel humanisme qui englobe l'ensemble des vivants.
L'enjeu est bel et bien, comme le dit le psychanalyste François Ansermet [48], d'éviter au vivant le risque de la mort, en
évitant de se laisser gagner par la jouissance de la pulsion de mort. Ce
nouvel humanisme amènera quelque chose de nouveau au-delà de cette pandémie, en
retrouvant l'essence spinoziste de l'homme, qui est le désir [49], pour lui-même avec les autres. On peut
l’appeler : un désir de démocratie.
Je
termine avec l’adage de Spinoza : « Rien n’est plus utile que l’homme
pour l’homme ».
Derrida J., Geschlecht III, Seuil, 2018.
Deleuze G., Spinoza et le problème de l’expression, Ed. de Minuit, 1968.
Ricoeur P., « La vie : un récit en quête de narrateur », Autour
de la psychanalyse, Seuil, 2008.
Butler J., Ce qui fait une vie, Zones, 2010.
Mauss M., Essai sur le don, Puf.
Bergson H., L'évolution créatrice,
Puf, 2009
Freud S., Résultats, idées, problèmes, T. II, Puf, p.
258.
Camus A., La peste, Folio, 1947.